Mes parents me racontent presque uniquement leurs mauvais souvenirs : les attentats, la prise d’otages, le mal du pays. Pourtant, lorsque j’observe les albums de famille que ma mère a composés, je ne vois aucune trace de guerre, d’attentats, de malheur sur les images. Si quelqu’un les feuillette, on croirait à une vie idéale faite de soleil, de repas de famille et de fleurs.
J’ai retrouvé au fond d’un carton les photos de guerre et de destructions qui étaient absentes des albums. Elles étaient intactes dans une petite pochette Kodak où était inscrit « Share your moments. Send them pictures », en anglais et en arabe. Les images dataient de novembre 1982 où je vois, photographie après photographie, Beyrouth détruite.
Le siège de Beyrouth avait empêché mes parents de se rendre au Liban durant l’été. Ils pensaient y retourner en septembre mais les événements s’étaient succédé, empêchant de nouveau leur voyage : l’assassinat du président Bachir Gemayel, l’évacuation des fedayin palestiniens de Beyrouth, les massacres de Sabra et Chatila.
Sur aucune de ces images, contrairement aux photos des albums, le ciel n’est bleu. Il semble toujours gris. Ma mère avait pris du poids et sur chacun de ses portraits, elle a le regard affligé, les épaules relevées avec l’air de se demander : « Est-ce bien ma ville ? Beyrouth ? Qu’ont-ils fait de mon pays ? De ma jeunesse ? Je ne veux pas y croire. Je ne peux pas y croire. » Elle posait devant des immeubles délabrés, près de miliciens chrétiens sur des barrages, autour d’enfants de la rue. Beyrouth est méconnaissable, une ville hantée. Mon père lui aussi a changé. Il apparaît sur une seule photo, le visage fermé, dans un portrait pris au bord de la corniche où encore une fois le ciel était gris alors qu’il faisait plein soleil. Le monde s’est abattu sur mes parents, ils viennent de réaliser qu’ils ne reverront plus jamais la ville dans laquelle ils ont grandi. Que leurs rêves de jeunesse se sont envolés.

J’ai demandé à ma mère pourquoi elle avait réalisé si consciencieusement des albums de famille, elle m’a répondu : « Pour que vous vous souveniez. » Elle souhaitait donc qu’on se souvienne uniquement des belles choses.